
Au-delà du logement : pourquoi le lien social est essentiel pour sortir durablement de l’itinérance
Lorsqu’on parle de lutte contre le sans-abrisme, la réponse la plus évidente semble être le logement. Mais comme le souligne un article récent de la Stanford Social Innovation Review (la revue de Stanford sur l’innovation sociale) intitulé “Community Beyond Resources” rédigé par Simon Dwigth, se loger ne suffit pas à garantir une stabilité durable.
Ce texte rappelle une vérité souvent négligée : la réinsertion durable passe autant par les clés d’un appartement que par les clés d’une communauté. C’est un enjeu fondamental pour Change Please, qui mise sur le travail, la dignité et l’appartenance.
Découvrez l’article traduit en français ou lire l’article original en anglais ici.
Une communauté au-delà des ressources
Mettre fin au sans-abrisme, c’est une question de logement. Sauf quand ça ne l’est pas.
Après vingt ans de travail dans le secteur du sans-abrisme et de l’itinérance, je suis arrivé à la conviction que, si le logement est essentiel, la stabilité à long terme repose le plus souvent sur les relations et l’intégration sociale. Le chemin qui mène hors de l’itinérance ne s’arrête pas (seulement) à la remise d’un trousseau de clés : il s’achève quand une personne est intégrée dans une communauté à laquelle elle appartient et à laquelle elle peut contribuer. Il s’achève avec la connexion.
De mes expériences, du bénévolat dans des abris de nuit, à la direction de services de première ligne, en passant par le conseil en politiques nationales, sans oublier mes recherches et mes conversations quotidiennes avec des personnes traversant l’itinérance, j’ai compris que les gens ne se contentent pas de « consommer » des services. Ils les interprètent, les rejettent parfois, et sont profondément façonnés par eux sur le plan relationnel ; le débordement émotionnel, l’influence des pairs et la connexion humaine déterminent leur rapport aux services et, en fin de compte, leurs chances de réussite.
Ainsi, construire de véritables chemins de sortie de l’itinérance suppose de donner la priorité non seulement à l’hébergement, mais aussi à l’appartenance. En ce sens, si le logement est la fondation, les relations sont ce qui permet aux gens d’y rester.
De cette vision émergent cinq principes clés.
1. Le service est un pont, pas une finalité
Trop souvent, nous considérons les services liés au sans-abrisme comme des destinations. Lorsqu’une personne commence à bénéficier d’un accompagnement, c’est souvent perçu comme une victoire. Mais un bon service ne devrait pas être une fin en soi. Si les services deviennent l’univers entier d’une personne, il peut être plus difficile pour elle de s’intégrer ailleurs. J’ai vu d’innombrables fois des personnes s’épanouir dans un programme de soutien, puis retomber dans l’isolement une fois celui-ci terminé.
Les services qui agissent comme des ponts vers la communauté favorisent bien davantage le rétablissement durable. Robert Putnam distingue le « capital social de liaison » (bonding), qui connecte des individus semblables, souvent des pairs au sein de la communauté sans-abri, et le « capital social de pont » (bridging), qui ouvre des portes vers de nouveaux groupes sociaux, réseaux et opportunités. J’ai constaté clairement que c’est ce capital de pont qui permet de construire une vie au-delà des services : ceux qui créent des relations à l’extérieur de la communauté sans-abri maintiennent plus souvent leur logement et progressent. À l’inverse, ceux dont les réseaux restent liés à des personnes encore en crise risquent davantage de rechuter.
Une organisation qui a compris ces enjeux est Change Please, une entreprise sociale britannique qui forme des personnes sans domicile fixe au métier de barista. Il ne s’agit pas seulement d’emploi. C’est le fait d’être en contact avec le public, de servir des clients, d’avoir une routine, de porter un uniforme : une véritable passerelle de retour vers la société. Les bénéficiaires perçoivent un salaire décent et reçoivent aussi un accompagnement en logement, thérapie et finances, mais surtout, ils réintègrent le tissu social.
2. Le « quoi » est moins important qu’on ne le pense
Lorsqu’une personne s’inscrit à un cours préparatoire au logement ou à une session de formation, le contenu n’est pas toujours aussi important que le simple fait d’y participer. Avoir une structure. Avoir quelqu’un à qui parler. Se sentir « normal ». Les gens n’utilisent pas seulement les services pour apprendre : ils s’y engagent pour reconstruire une identité, se connecter aux autres et redonner sens à leur vie. Pour quelqu’un qui a été exclu des relations sociales (ou qui survit dans le chaos), même s’asseoir dans une salle de groupe peut être un pas vers la reconquête de soi.
Je me souviens d’une discussion avec une personne en situation de rue qui m’a confié que son pire ennemi était l’ennui. La rue était chaotique, mais au moins, elle n’était pas vide. Lorsqu’il a enfin obtenu un logement, ce qui a fait la différence, c’était de rester occupé. Il s’inscrivait à toutes les activités proposées, non pas pour apprendre à cuisiner, mais pour avoir quelque chose à faire et quelqu’un avec qui échanger.
Au King’s Arms Project de Bedford, les activités comme les randonnées, les clubs cinéma ou les sorties au practice de golf ne sont pas étiquetées comme des « interventions », mais c’est bien ce qu’elles sont. Elles permettent de recréer du lien avec le temps, les autres et le rythme d’une vie ordinaire. Le personnel a constaté que ceux qui s’y impliquaient étaient plus susceptibles d’aller ensuite vers le bénévolat ou l’emploi, non pas en raison des compétences acquises, mais de ce qu’ils ressentaient. Les études en ergothérapie montrent que participer à des activités partagées et porteuses de sens aide à reconstruire l’identité et l’estime de soi — surtout chez les personnes socialement exclues.
3. Les gens ont besoin de confiance
Le sans-abrisme ne retire pas seulement un logement. Elle érode l’identité. Après des mois ou des années de survie, beaucoup perdent le lien avec qui ils étaient, et encore plus avec qui ils pourraient devenir. Dans mes recherches doctorales, j’ai décrit ce phénomène comme un « brouillage du sens » : une sorte de brouillard émotionnel et cognitif qui rend impossible toute projection dans l’avenir. Dans cet état, demander à une personne quel emploi elle souhaite ou quel est son projet à cinq ans n’est pas seulement irréaliste, c’est cruel.
Ce qu’il faut d’abord, c’est de la confiance, et des espaces sûrs où l’on peut essayer, échouer, recommencer et réapprendre à se sentir soi-même. À Homeward Bound (Asheville), les résidents du Compass Point Village peuvent assumer de petites tâches telles que nettoyer des espaces communs, soutenir d’autres résidents, aider à l’entretien. Ils reçoivent une petite compensation, mais la valeur va bien au-delà de l’argent : c’est le fait d’être digne de confiance, de contribuer et de se sentir appartenir à un collectif.
Ce type de reconstruction de confiance rejoint la notion « d’efficacité sociale » : la croyance en sa capacité à interagir avec succès avec autrui. Sans cette croyance, beaucoup n’osent pas rejoindre un groupe, entamer des études ou postuler à un emploi. Le problème n’est pas le manque de motivation, mais la peur de l’échec ou du rejet. Les services doivent donc créer des « rampes d’accès » à la société : des espaces où chacun peut redécouvrir ses forces, tester des choses et commencer à croire à nouveau qu’il a sa place.
4. Les barrières sont bien réelles
Le chemin hors de l’itinérance est semé de murs invisibles pratiques, émotionnels et relationnels. Souvent, ce ne sont pas des incapacités individuelles, mais des angles morts du système.
J’ai souvent vu des personnes décrocher des services pour des raisons sociales plus que logistiques. L’un m’a expliqué qu’il avait arrêté un groupe de soutien parce qu’il ne voulait pas demander qu’on l’y emmène en voiture : au moment où il commençait à se sentir « normal », il redoutait d’être perçu comme un cas social. Le problème n’était pas le transport, mais la dignité.
Un faible capital social et un manque de confiance exacerbent les effets de la pauvreté. Pour quelqu’un en marge, même demander de l’aide peut sembler risqué. C’est pourquoi les services efficaces sont ceux qui prêtent attention aux détails. Right at Home, un partenariat national de prévention de l’itinérance, propose un soutien financier rapide et flexible pour couvrir des loyers, factures ou petites urgences. Une étude randomisée a montré que les bénéficiaires étaient 81 % moins susceptibles de devenir sans-abri dans les six mois. Quelques centaines de dollars, offerts rapidement et avec dignité, peuvent parfois tout changer.
Sortir de l’itinérance ne consiste pas seulement à ouvrir des portes, mais à s’assurer que les gens puissent les franchir. Cela suppose de lever les petites barrières souvent négligées qui empêchent une personne de persévérer jusqu’à retrouver sa place.
5. Ne pas se focaliser sur la sympathie
La sympathie peut sembler réconfortante, mais ce sont la vérité et la grâce qui rendent le changement possible. J’ai encore en mémoire le récit d’un jeune qui avait passé ses 16 ans à la rue et perdu sa famille à cause de sa consommation de drogues. Mon chagrin ne l’a pas aidé. Ce qui l’a aidé, c’est une relation : quelqu’un qui se montrait présent, honnête, et le traitait comme une personne, pas comme un « cas ».
La compassion est tentante, mais la sympathie peut, malgré soi, creuser la distance. Quand les personnes sans-abri sont perçues uniquement à travers la pitié, on les enferme dans un récit de dépendance qui leur enlève leur pouvoir d’agir.
Jon Kuhrt, dirigeant associatif et auteur du blog Grace + Truth, écrit depuis des années sur la juste combinaison de bonté et d’honnêteté. Selon lui, la grâce sans vérité est complaisante, et la vérité sans grâce est dure. Ensemble, elles créent la dignité et la responsabilité nécessaires pour avancer.
Les personnes sans-abri ont besoin de quelqu’un qui marche à leurs côtés — avec honnêteté, constance et confiance. À Hope into Action, une association britannique qui collabore avec des églises pour offrir logement et soutien relationnel, les bénévoles sont formés non pas pour « réparer » les gens, mais pour cheminer avec eux : offrir amitié, défi, présence et espoir. Il ne s’agit pas de sympathie, mais de solidarité.
Le défi
Si les relations et la communauté sont si essentielles, pourquoi ne sont-elles pas déjà intégrées aux systèmes de lutte contre l’itinérance ? Parce que nos systèmes ont été conçus pour compter des indicateurs, pas pour connecter des personnes. La plupart des interventions reposent sur des résultats mesurables — nuitées, logements attribués, bilans cliniques. Ces données sont importantes, mais aussi plus faciles à financer, suivre et évaluer que le travail lent et non linéaire de construction relationnelle.
Je comprends. Après vingt ans dans le secteur, j’ai beaucoup d’empathie pour les acteurs contraints à produire des résultats rapides dans des environnements complexes. Quand on est toujours en mode crise, il est difficile d’investir dans le temps long. Mais les personnes ne se rétablissent pas selon les cadres de performance. Elles se rétablissent dans des relations.
Cette fracture entre ce qui compte et ce qui est mesuré a déjà été mise en évidence : des études montrent que de nombreuses collectivités doivent privilégier des services réactifs et de court terme, même si elles savent que les approches relationnelles de long terme sont plus efficaces. D’autres recherches soulignent que ces pratiques relationnelles échappent aux cadres classiques de financement, et reposent souvent sur des bénévoles ou des groupes religieux peu soutenus.
Même les organisations qui veulent donner la priorité à la connexion se heurtent à des obstacles : épuisement et rotation du personnel qui brisent la continuité et la confiance, cultures de prudence qui freinent l’expérimentation, modèles de financement axés sur des résultats quantifiables, cloisonnements qui empêchent une véritable intégration dans la vie ordinaire.
Peut-être que le problème le plus profond vient du fait que nous avons inventé une catégorie appelée « services pour sans-abri », comme si les personnes concernées avaient besoin de quelque chose de totalement différent. Mais elles ont besoin de ce que tout le monde recherche : sécurité, but, amitiés, communauté. Et si, plutôt que de concevoir des systèmes spéciaux pour les marginalisés, nous levions les barrières qui les en ont exclus au départ ?
Les approches centrées sur la relation ne sont pas de la sentimentalité. Ce sont des infrastructures. Le défi n’est pas de prouver qu’elles fonctionnent, mais de transformer nos systèmes pour les soutenir. Sommes-nous prêts à revoir nos modèles de financement, de gestion et de culture pour mettre les relations au centre, et non en périphérie ?
Car au fond, la solution n’est pas si complexe. Les gens ont besoin d’un logement. Mais ils ont aussi besoin des autres. Et quand nous plaçons les deux au cœur, nous ne faisons pas que mettre fin à l’itinérance : nous construisons quelque chose de meilleur.